La description qualitative et quantitative de la douleur est toujours subjective. Elle est difficile à décrire pour soi-même et lorsqu’il s’agit de celle de l’autre, sa représentation et son évaluation ne sont pas évidentes. Par ailleurs, caractériser la douleur est complexe car elle est basée sur une communication entre deux individus qui ont une histoire différente.
Par Thibault Dubois, ostéopathe DO, master 2 Santé population ERC et DU de recherche clinique.
Article paru dans le #12 Dysfonction somatique vertébrale : quelle est sa vraie nature ? (mai-juin 2012)
Bien que le praticien soit un professionnel de la prise en charge de la douleur, sa perception de la douleur d’autrui peut-être altérée par de nombreux biais. Ce sujet intéressera donc les ostéopathes dans leur exercice quotidien car améliorer la prise en charge du patient douloureux passe par une meilleure appréciation de sa douleur. De plus, l’évaluation sera plus précise et donc le traitement plus adapté. Mais ce sujet permet également de s’interroger sur la position de thérapeute vis-à-vis du patient en souffrance. Une relation où l’empathie, trop rarement évoquée en thérapeutique, est pourtant au coeur de la relation patient-ostéopathe. Ces thématiques ont été explorées en profondeur au CNIT de La Défense à Paris, à l’occasion du 11e congrès de la SFETD, société française d’étude et de traitement de la douleur. Au cours de quatre journées de rencontres, du 16 au 19 novembre 2011, les organiseurs notamment ont choisi d’aborder, lors des séances plénières, les thèmes suivants : « Placebo et empathie : comment la douleur parle à l’esprit ? », « Quelle place pour les opioïdes dans le traitement de la douleur ? », « Peut-on prévenir la douleur ? » et « Douleurs de la personne vulnérable ». Pour L’ostéopathe magazine, Thibault Dubois a sélectionné quelques conférences dont voici les synthèses.
La perception de la douleur d’autrui,entre reconnaissance et déni
Nicolas Danziger (Paris, France)
Neurologue et chercheur à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris, Nicolas Danziger assure une consultation spécialisée pour des patients souffrant de douleurs chroniques. Ses travaux, « Vivre sans douleur. Aspects cliniques, neurophysiologiques et neuropsychologiques de l’insensibilité congénitale à la douleur et de l’indifférence à la douleur », lui ont valu le prix Prosper-Veil de l’académie nationale de médecine en 2009. Au cours de son intervention, Nicolas Danziger a présenté les mécanismes qui ont lieu dans un cerveau humain confronté à la douleur d’autrui. Des travaux sur les bases cérébrales de l’empathie s’appuyant sur des analyses de perceptions de la douleur des patients par homo- et hétéro-évaluation révèlent que les soignants ont tendance à sous-estimer l’intensité de la douleur par rapport à l’évaluation des patients eux-mêmes, quels que soient les soignants (médecins, masseurs-kinésithérapeutes, sages-femmes, infirmiers, aides-soignants, etc.) ; quel que soit le contexte (urgences, médecine spécialisée, médecine générale) ; quel que soit le type de douleur (aiguë/ chronique, postopératoire, accouchement, fracture, brûlure, cancéreuse, psychique, etc.) ; et quel que soit l’âge (enfants, adultes, vieillards). Nicolas Danziger souligne que l’évaluation de la douleur par les soignants est soumise à de nombreux biais de jugements. Ainsi, la comparaison des doses d’antalgiques prescrites à maux équivalents montre l’existence de disparités de prises en charge selon :
- L’ethnie du patient. Une étude réalisée en 2000 à Atlanta a par exemple montré que les médecins blancs sous-estiment les douleurs de fractures des patients noirs en prescrivant des quantités d’antalgiques plus faibles (Todd et al., 2000).
- L’intensité de la douleur rapportée par le patient. En comparant les concordances des auto- et hétéro-évaluations des douleurs, il a été montré que plus la douleur décrite par le patient est intense, plus le soignant aura tendance à la sous-évaluer (Mäntyselkä et al., 2005).
- L’identification de la cause de la douleur. Des études ont montré une tendance à sous-estimer l’intensité d’une douleur de sciatique si l’imagerie ne montre aucune anomalie visible (Prkachin et al., 2007).
- L’expérience préalable du soignant à cette douleur. Une étude réalisée à Montréal dans un service de grands brûlés montre que les infirmières les plus expérimentées sont celles qui sous-estiment le plus la douleur des patients (Choinière et al., 1990).
- Le degré du sentiment d’impuissance de l’observateur. Pour expliquer ces biais dans l’évaluation de la douleur d’autrui, Nicolas Danziger expose les mécanismes mis en jeu dans cette perception. Il décrit ainsi deux grands systèmes :
1. La résonance émotionnelle avec autrui (mirror matching). Elle est automatique mais pas forcément incontrôlable. Sur le plan phylogénétique, la résonance émotionnelle existe chez quasiment tous les mammifères et chez certains oiseaux. Chez le singe, certains rongeurs et les pigeons, des expériences montrent qu’un réflexe conditionné peut être interrompu lorsqu’il est couplé à l’envoi d’une décharge électrique à un congénère. Chez l’Homme, ce phénomène de contagion émotionnelle est présent dès la naissance. Ainsi, dans les maternités, lorsqu’un bébé pleure, les autres se mettent bien souvent à pleurer de la même manière. Néanmoins, si l’on fait entendre à un nouveauné un enregistrement de ses propres pleurs, il ne pleure pas.
2. L’inférence émotionnelle. Elle met en jeu les phénomènes liés à la « théorie de l’esprit » ou de mentalisation qui permettent à certaines espèces d’aider un congénère malade. Ces espèces sont, d’après Franz de Wall, les hominidés (chimpanzé, orang-outang, gorille, bonobo), les dauphins, les éléphants et l’Homme à partir de 18 mois environ. Dans les années 70, Gallup a émis l’hypothèse que la capacité de venir en aide à autrui devait être corrélée à celle de se reconnaître dans un miroir. Une hypothèse démontrée chez l’enfant. Distinguer ces deux mécanismes représente la difficulté majeure dans la meilleure compréhension de la perception de la douleur d’autrui. Les travaux de Nicolas Danziger ont donc consisté, dans un premier temps, à montrer des vidéos de personnes se blessant à douze malades atteints d’insensibilité douloureuse chronique (ICD) et à un groupe témoin et de leur demander d’évaluer les scores de douleur. Les conclusions révèlent que les patients ICD sous-estimaient en moyenne largement la douleur par rapport aux témoins. L’expérience suivante a été de soumettre à ces patients des questionnaires appréciant globalement leur capacité d’empathie. Les résultats montrent que chez les patients ICD, il y a corrélation entre leur score d’empathie et l’évaluation de la douleur d’autrui, alors qu’étrangement, chez les sujets témoins, la qualité de l’évaluation n’est pas corrélée à la capacité de compassion. Enfin, grâce à l’IRMf, Nicolas Danziger a pu comprendre que les patients atteints d’ICD, qui évaluent correctement la douleur d’autrui, activent fortement la zone cérébrale impliquée dans les processus d’inférence émotionnelle. C’est dans cette dernière situation que se situent quotidiennement les ostéopathes mais aussi tous les soignants lorsqu’ils essaient de se représenter les expériences affectives dont souffrent leurs patients et qu’ils n’ont pas forcément vécues. Comme l’a écrit le psychiatre américain R. Friedman : « Ce qui importe pour comprendre les sentiments d’autrui, ce n’est pas d’avoir vécu la même expérience que lui, mais d’être capable d’imaginer ce que ce serait de la vivre ».
N. Danziger, I. Faillenot, R. Peyron. « Can we share a pain we never felt? Neural correlates of empathy in patients with congenital insensivity to pain », Neuron, 2009.
Modulation de l’effet antalgique par l’effet placebo
Tor Wager (Boulder – États-Unis)
En 1978, Jon Levine mettait en évidence les premières bases biologiques de l’effet placebo qui impliquaient des endorphines. De fait, il avait pu montrer que l’analgésie placebo était bloquée par la naloxone, une molécule empêchant l’action des endorphines. Ce travail démontrait également un lien direct entre des attentes psychologiques et un effet biologique. Plus récemment, les progrès de l’imagerie cérébrale fonctionnelle (IRMf) ont permis de mieux explorer les voies de la douleur. Ainsi, selon les travaux de Tor Wager publiés dans la revue Science, un placebo semble pouvoir exercer un effet antalgique à la fois en réduisant la sensation douloureuse et en suscitant une anticipation du soulagement de la douleur. L’expérimentation réalisée par Tor Wager et son équipe consistait à soumettre des volontaires sains à une série de stimuli douloureux sur l’avant-bras (chocs électriques et chaleur). Au préalable, une « nouvelle » crème, présentée comme ayant une action antalgique, était appliquée ou non sur la zone stimulée. Lorsque le bras était enduit de crème, les volontaires déclaraient ressentir une douleur moins intense. Les examens d’IRMf montrent que cette sensation de soulagement de la douleur associée à l’application du placebo s’accompagne d’une baisse de l’activité cérébrale dans les régions connues pour être impliquées dans l’intégration des informations nociceptives, notamment le thalamus, le lobe de l’insula et le cortex cingulaire antérieur. Les chercheurs ont aussi étudié le cortex préfrontal, une structure connue pour réguler les représentations internes qu’une personne se fait de ses objectifs et de ses attentes. Ils ont observé une augmentation de l’activité cérébrale dans cette région, supposant ainsi que l’application du placebo suscite une attente de soulagement et son anticipation. Ces résultats suggèrent que l’expérience douloureuse présente à la fois des composantes physiologiques et cognitives et que l’effet analgésique d’un placebo agit sur ces deux aspects de la douleur.
Tor D. Wager et al., « Placebo-induced changes in fMRI in the anticipation and experience of pain », Science, vol. CCCIII, 20 février 2004.
Empathie et neurones miroirs : quel impact dans la douleur ?
Philip Jackson (Québec – Canada)
L’observation et l’évaluation de la douleur d’un autre individu provoquent des changements d’activité cérébrale dans des systèmes traitant les dimensions sensorielle, cognitive et affective d’une stimulation nociceptive. Ce mécanisme de simulation, aussi appelé représentation partagée de la douleur, serait similaire au système des neurones miroirs et jouerait un rôle important dans la réponse empathique et dans l’évaluation de la douleur d’autrui. Les travaux récents de Philip Jackson montrent comment l’activité cérébrale, en lien avec ce mécanisme de partage de la douleur d’autrui, peut être modulée par une série de facteurs incluant des différences individuelles (traits de personnalité), l’expérience de l’observateur (âge et profession), de même que les caractéristiques du stimulus (visage, membres, perspective visuelle). Ce modèle neurocognitif de l’empathie amène à faire des liens entre l’empathie, la réponse cérébrale et l’évaluation de la douleur d’autrui dans un contexte clinique. Il pourrait également conduire à améliorer l’évaluation et le traitement de la douleur par les professionnels de la santé.
Source www.em-consulte.com
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